Les liaisons dangereuses de Jean Gadrey

Jean Gadrey, 68 ans, est Professeur émérite d’économie à l’Université Lille 1.

 

Cet article a été posté le Lundi 21 septembre 2009

Dans Le Monde du 5 septembre 2009, Frédéric Lemaître signe un papier « La crise remet en cause le savoir et le statut des économistes ». Pire : il se permet une allusion, appuyée sur une citation de Fukuyama, aux liens forts entre les économistes en vue et les acteurs de la finance, contribuant à rendre les premiers fort peu critiques à l’égard des dérives des seconds. Il termine par une allusion aussi discrète que terrible à ces liaisons dangereuses : « La composition du Conseil d’analyse économique en témoigne ».

Trop, c’est trop. Le CAE, temple des économistes reconnus comme les meilleurs par eux-mêmes, par la fraction dominante de la profession et par le pouvoir politique (qui les nomme), est en ébullition. L’un de ses membres, Patrick Artus, se dévoue pour la cause. Il signe le 10 septembre dans Le Monde une sorte de réponse, intitulée « Si les économistes ont sous-estimé la crise, ce n’est pas par complicité avec les financiers ». Il est l’un des plus légitimes pour porter le drapeau des économistes qui se sont lourdement trompés, vu que, le 20 août 2008, deux semaines avant le crash, il affirmait avec assurance dans Challenge : « La crise des subprimes est dans le rétroviseur ». Il nous explique aujourd’hui : « cette thèse de F. Lemaître a du sens aux Etats-Unis et au Royaume-Uni », mais absolument pas chez nous ou « dans la zone euro ». Les économistes qui y travaillent avec les institutions financières ou en leur sein y ont conservé « leur indépendance d’analyse ». Ils ne sont en rien « complices », un terme qui n’est d’ailleurs nullement employé par F. Lemaître. C’est comme pour le nuage de Tchernobyl : le phénomène s’arrête aux frontières.

C’est répondre à côté de la question, qui n’oppose pas indépendance et complicité. Les réseaux d’influence et de connivence ne fonctionnent pas sur le mode de la complicité ou de la servilité. En leur sein, des croyances partagées se forment, en toute « indépendance dans la dépendance ». Par exemple sur les avantages bien connus de la dérégulation de la finance (et d’autres secteurs)…

Je n’entre pas aujourd’hui dans cette problématique des réseaux, qui peuvent être aussi bien vertueux que maffieux. La question que j’envisage est la suivante : Frédéric Lemaître a-t-il eu raison de faire allusion à la composition du CAE comme exemple de milieu dont une partie des membres entretient des liens forts (j’ajoute : et grassement rémunérés) avec la finance ? La réponse est OUI.

Cela ne signifie pas que TOUS ses membres soient concernés. Mais les plus influents et les plus médiatiques, oui. Je me limiterai à deux cas, sans doute les plus importants, puisqu’il s’agit du « président délégué » du CAE, Christian de Boissieu (le président en titre est le Premier Ministre), et de Jean-Hervé Lorenzi, membre du CAE et président du « cercle des économistes ». Dois-je préciser qu’il n’y a aucun économiste hétérodoxe ni au CAE ni au « Cercle » ? Dois-je vous dire que la composition de ces deux instances, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, avec les mêmes vedettes ?

Une heure ou deux de recherche sur le net suffit à avoir le cœur net. Mais n’hésitez pas à faire le même exercice pour d’autres sommités médiatiques du CAE. Envoyez-moi le résultat sur mon blog si vous le voulez bien…

CDB

Le patron d’abord, Christian de Boissieu. Beau palmarès d’homme de la finance. D’où son exceptionnelle lucidité pour prévoir (début 2008…) que les Etats-Unis ne devraient probablement pas connaître de récession (« Je reste malgré tout relativement optimiste sur la croissance », disait-il à Cannes le 24 janvier). Il est :

– Président du conseil scientifique de Coe-Rexecode, ainsi présenté sur leur site : Coe-Rexecode regroupe près de 80 entreprises, organisations professionnelles et administrations, représentant 400 milliards d’euros de chiffres d’affaires dans le secteur industriel et 1500 milliards d’euros dans le secteur bancaire. Parmi les membres de ce conseil, un ami : Jean-Hervé Lorenzi.

– Président de la Commission de contrôle des activités financières de la Principauté de Monaco (un authentique paradis fiscal, voir Le Monde du 19 septembre). No comment…

– Membre du Conseil de surveillance de la banque Neuflize OBC.

– Conseiller économique au sein d’un Hedge Fund (HDF Finance), mais aussi au Crédit agricole et chez Ernst & Young France

– Membre du Comité des Établissements de Crédit et des entreprises d’investissement (CECEI),

– Co-Président du Comité Scientifique de l’Institut Amadeus, think tank « indépendant » établi à Rabat, et dont la revue présente un éloge du libre échange et de l’OMC.

Sur la toile, on ne sait évidemment pas combien « l’indépendance d’analyse » de CDB lui rapporte en ces lieux multiples. On sait par contre, via un site international, à quel prix sont offertes ses conférences sur le libre marché mondial des talents oratoires. Il est situé dans la fourchette de 12500 à 50000 euros pour 30 à 60 minutes de pur bonheur économique. La même tranche qu’Attali et BHL.

JHL

Jean-Hervé Lorenzi a un palmarès encore plus impressionnant, en tout cas en nombre de fonctions dans la finance et dans les conseils d’administration qui bénéficient de sa compétence, celle qui lui faisait dire le 30 janvier 2008 au « Journal du net » que la zone euro ne devrait connaître (« sauf aggravation »…) qu’un léger ralentissement, de l’ordre de 0,5 point, et que le rapport Attali était réaliste et efficace pour « rebooster » la croissance. Voici ses titres, glanés sur la toile (avec des recoupements, mais des erreurs ou omissions restent possibles avec cette méthode) :

– De 1994 à 2000 Directeur Général adjoint, puis Directeur Général Délégué de Gras Savoye (assurances)

– Depuis 2006 Président du Conseil de Surveillance de la Société Edmond de Rothschild Private Equity Partners

– Depuis 2004 Membre du Conseil de Surveillance de la Compagnie Financière Saint-Honoré

– Depuis 2000 Conseiller du Directoire de La Compagnie Financière Edmond de Rothschild

– Membre du CA d’Eramet (groupe minier et métallurgique : manganèse, nickel, alliages), de GFI informatique, de BNP Paribas assurance (c’est décidément quelqu’un qui assure), de Pages Jaunes à France Telecom, mais aussi de Wanadoo et de l’association française des opérateurs mobiles…

– Membre du conseil scientifique de COE Rexecode (voir rubrique De Boissieu)

– Membre du comité d’audit du Crédit foncier

– Membre du conseil de surveillance de la Fondation du risque (fondée par AGF, AXA, Groupama et la Société Générale).

La suite de l’article ici

Réaction de JHL à cette mise en lumière :

Jean-Hervé Lorenzi est, lui aussi, encore fou furieux de la « mauvaise manière » de Gadrey : « J’assume tout. J’ai toujours été transparent et mes activités prouvent ma curiosité. Je n’ai aucune leçon à recevoir. » D’ailleurs, Lorenzi a pris le soin de préciser par écrit à son collègue ce qu’il pensait de son initiative : « Chaque crise a des relents bien nauséabonds et tout cela a le triste goût des écrits des années 30. »

Source : LePoint

Sacrées heures sombres qui permettent toujours de faire taire toute critique légitime. Rions ! Rions de l’incontinence de ce guignol.

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