Faut-il en finir avec les notes, de Pierre Merle

Pierre Merle (né le 17 juin 1955) est un sociologue et professeur d’université français. Spécialiste des questions scolaires, il aborde notamment dans ses ouvrages les pratiques d’évaluation et de notation des élèves, l’expérience de l’humiliation en classe, les droits des élèves, la démocratisation de l’enseignement, la ségrégation scolaire. En 2008, il a publié une biographie sur son père, le romancier Robert Merle : Robert Merle : une vie de passions (Ed de l’Aube, 2008 ; réédition De Fallois, 2013).

 

 

 

La notation des élèves est de plus en plus contestée, notamment par les chercheurs. Pierre Merle fait une synthèse des conclusions de ces travaux au moment où les institutions s’emparent de la question et propose des pistes pour renouveler les pratiques d’évaluation des élèves.

 

Prévue pour la fin de l’année 2014, la Conférence nationale sur l’évaluation des élèves a « pour mission d’élaborer des recommandations sur l’évolution du système d’évaluation des élèves ». Depuis plus d’un demi-siècle, des chercheurs de différentes disciplines ont mené des centaines de recherches utiles aux réflexions sur les pratiques d’évaluation des élèves. Cette contribution présentera d’abord un certain nombre de conclusions scientifiques avérées et proposera des changements souhaitables, eu égard aux résultats de la recherche.

Les recherches sur la notation, menées depuis plusieurs dizaines d’années, aboutissent à au moins cinq résultats consensuels dans la communauté scientifique :

1 – Les notes ne mesurent pas de façon précise les compétences des élèves. Certes, entre le 5/20 et le 15/20, la différence de compétences est souvent considérable. Mais pour la majorité des élèves, notés entre 7 et 13, la différence est faible et, surtout, cette différence varie sensiblement en fonction du correcteur. Toutes les études de multiples corrections (plusieurs correcteurs corrigent les mêmes copies), avec ou sans barème (Aymes, 1979 ; Merle, 2007 ; Suchaut, 2008), aboutissent à ce résultat indiscutable. Il est donc illusoire de considérer que la note constitue un « thermomètre » qu’il faudrait à tout prix préserver pour connaître les compétences d’un élève (« Ce n’est pas une bonne idée de supprimer les notes. C’est absolument indispensable d’avoir des points de repère (…) Casser le thermomètre ne sert absolument à rien », déclare Luc Ferry, ancien ministre, RTL, 9 octobre 2012.). Au contraire, il faut retenir que la note, plus exactement une moyenne trimestrielle ou annuelle, informe les parents de façon imprécise, parfois même inexacte, du niveau d’acquisition de compétences de leurs enfants. L’imprécision de la notation a de multiples origines longuement étudiées. Par exemple, il est bien établi que l’ordre de correction des copies exerce un effet sur les notes elles-mêmes. Après une très bonne copie, le correcteur, par effet de contraste, note plus sévèrement la suivante. Après une très mauvaise copie, l’effet inverse est constaté.

2 – Les recherches sur la notation ont également montré l’existence de biais sociaux de notation. Cette expression compliquée renvoie à l’existence d’erreurs systématiques de notation des professeurs liées, lorsqu’elles sont connues, aux informations extrascolaires relatives aux élèves. Dans leurs pratiques de notation, les professeurs sont influencés, inconsciemment, par le sexe de l’élève, un redoublement éventuel, son âge, son origine sociale, son niveau scolaire, les notes déjà mises à l’élève, le niveau de la classe, de l’établissement… (Noizet et Caverni, 1978 ; Merle, 2007). Depuis plus de quarante ans, toutes les études, tant psychologiques que sociologiques, ont confirmé l’existence de ces biais sociaux de notation autant au collège qu’au lycée, contrôle continu de la classe de terminale compris (Oget, 1999). Le fait que ceux-ci soient généralement peu connus tient à une défaillance des anciens IUFM, à une focalisation sur la pédagogie et la didactique qui accordent habituellement peu d’importance aux pratiques d’évaluation alors même qu’elles constituent un maillon incontournable des processus d’apprentissage.

3 – Dans un certain nombre de discours, la notation aurait pour vertu de favoriser une (saine) émulation, une compétition entre élèves, indispensable à la motivation. Ce discours relève le plus souvent de la preuve par soi : ce qui est vécu personnellement est assimilé à une situation commune. Ce discours d’une note indispensable à la motivation est diffusé par les diplômés, les anciens bons élèves et, plus globalement, ceux qui sont sortis vainqueurs des épreuves scolaires. Les 122 000 sortants sans diplôme du système éducatif en 2011, soit 17 % des jeunes concernés, n’ont pas été stimulés par la suite continue de mauvaises notes recueillies au cours de leur trop brève scolarité. Considérer que la note encourage revient à ne regarder que d’un œil, à être aveugle au gâchis considérable constitué par l’immensité du décrochage précoce propre à l’école française. Au mieux la note encourage les bons élèves, et décourage les autres. En ce sens, elle crée des différences ; elle contribue à l’échec scolaire. Sur cette question, les recherches sont de nouveau convergentes : les mauvaises notes créent une image scolaire de soi négative, favorisent une résignation acquise, un sentiment d’incompétence, et constituent un handicap souvent irréversible dans le processus d’apprentissage. Pour les meilleurs élèves, les effets globaux de la note ne sont pas forcément plus positifs : la compétition scolaire favorise l’individualisme égoïste et des comportements antisociaux (Butera et al., 2011). L’essentiel n’est plus d’apprendre, comprendre, se passionner mais d’être parmi les premiers [1].

4 – Un autre discours favorable à la notation consiste à affirmer que les élèves souhaitent connaître leur niveau scolaire, veulent savoir où ils se situent par rapport aux autres. Cette affirmation, souvent ressassée, est aussi discutable que la précédente. D’abord, les classements réalisés par les notes sont intrinsèquement imprécis (cf. les points 1 et 2). Ensuite, le souhait de connaître son niveau ou son classement est surtout présent chez les meilleurs élèves, ceux qui sont engagés avec succès dans la compétition scolaire. Les autres élèves, ceux qui sont en difficulté, ceux qui décrochent, voire même les moyens-faibles, ne connaissent pas l’exaltation des bien classés mais la crainte, parfois même la honte, des dernières places, cette modalité moderne du bonnet d’âne (Merle, 2012). Cette obsession du classement exerce un effet négatif sur la qualité de vie scolaire des élèves. Dans la recherche Pisa, l’école française est mal placée dans ce domaine (22e sur 25 pays) (OCDE, 2009). L’amour de l’école est également faible en France et l’anxiété de scolaire élevée. Elle concerne les élèves en difficulté mais aussi les meilleurs élèves, trop souvent prisonniers, tout comme leurs parents, par une sorte d’obsession des notes [2]. Pour augmenter ou seulement assurer leurs résultats, même les bons élèves sont parfois amenés à tricher (Guibert et Michaut, 2009). Un système d’évaluation, source de tricherie en raison de la peur de l’échec et/ou de la vénération des premières places, pose manifestement problème pour l’école et, ultérieurement, pour la société tout entière : tricher devient un comportement habituel, normal.

5 – Enfin, un dernier discours affirme que la notation permet d’apprendre. De fait, les professeurs sont souvent confrontés à cette question classique des élèves : « ce travail sera-t-il noté ? » et, en l’absence de note, le travail fourni est souvent réduit, voire inexistant. Déduire de cette situation scolaire ordinaire que la note est nécessaire aux apprentissages revient à confondre la cause et la conséquence. Dans l’école française, l’omniprésence de la note indique à l’élève ce qui est essentiel et ce qui est accessoire, mais les élèves ne travaillent pas pour apprendre, seulement pour obtenir une bonne note ou éviter une mauvaise. Après le contrôle, qu’il soit réussi ou raté, le travail d’oubli fait rapidement son œuvre. Focalisés sur les notes, les élèves s’intéressent moins à la connaissance ; pire, ils s’en détournent. Innombrables sont les leçons apprises par cœur en histoire, mathématiques, grammaire… vingt fois répétées, vingt fois notées et vingt fois oubliées ! Inversement, dans les systèmes éducatifs où les notes sont rares, les élèves apprennent davantage pour d’autres motifs : intérêt, curiosité, passion… Par ailleurs, il faut le rappeler, l’essentiel de nos connaissances et compétences – faire du vélo, nager, parler, être attentif à autrui, cuisiner, bricoler et bien d’autres choses encore – n’ont pas été apprises à l’école, avec des notes, mais de façon diffuse, lors de la socialisation familiale, au contact des amis, des pairs ou dans des associations diverses et variées. Les moteurs de l’apprentissage sont l’intérêt, un projet professionnel, les conseils des autres… non la note [3].

Les contrevérités sur la notation des élèves sont légion. Objectivement, la note pervertit les missions centrales de l’école – éducation et instruction – au profit d’une seule de ses fonctions, la sélection. Or, celle-ci n’a aucune raison d’intervenir avant la fin de la scolarité obligatoire, avant que ne soit assurée, pour chaque élève, la maîtrise d’un socle commun de connaissances et de compétences indispensable à l’intégration sociale et professionnelle. En ce sens, la note et la sélection précoce contribuent à maintenir le système éducatif français tel qu’il est : peu performant, inégal, trop souvent décourageant pour les élèves, les parents et les professeurs. Quels changements sont envisageables ? Sept pistes principales sont présentées.

1 – Préserver l’anonymat social et scolaire de l’élève 

Les recherches ont montré que les informations extrascolaires détenues sur l’élève favorisent les biais sociaux de notation. La préservation de l’anonymat scolaire et sociale de l’élève a pour objet de réduire ces biais. À cette fin, il est souhaitable que les professeurs ne fassent plus remplir, en début d’année, de fiches de renseignements contenant des informations sur la profession des parents ou le niveau disciplinaire de l’élève. Ne plus disposer de tels renseignements peut amener le professeur à se sentir démuni face à un élève en difficulté. En fait, la fiche de renseignements est souvent un secours illusoire. Si un élève pose problème, une conversation directe avec lui sera plus utile que la consultation d’une fiche dans laquelle l’élève en difficulté s’efforce le plus souvent de cacher ses problèmes spécifiques (Merle, 2007).

2 – Préférer une évaluation formative à une évaluation sommative

Un changement possible, classique, consiste à privilégier une évaluation formative. Celle-ci consiste à conseiller l’élève, à lui indiquer les domaines dans lesquels ses compétences sont satisfaisantes, et ceux dans lesquels il doit progresser. Contrairement aux apparences, les évaluations formatives et sommatives (les notes) sont difficilement compatibles. Lorsqu’une note est mise sur une copie, l’élève s’intéresse moins, voire plus du tout, aux commentaires et aux conseils du professeur. Le plus souvent, seule la note, celle qui « compte dans la moyenne » et est demandée par les parents, retient l’attention. L’évaluation sommative concurrence l’évaluation formative, voire annihile celle-ci.

Le remplacement de la note par les conseils présente deux avantages. D’une part, le travail de l’élève n’est pas rétréci à une seule indication, de type chiffré ; d’autre part, les conseils du professeur amènent l’élève à réfléchir en termes de compétences, de points forts et de points faibles, de progressions à réaliser. L’évaluation formative a la vertu de recentrer l’élève sur ses apprentissages. Le bénéfice de cette évaluation est d’autant plus grand que l’élève a la possibilité de refaire son travail en prenant en compte les conseils du professeur. Une modalité classique de l’évaluation formative se réalise par le recours à un code de trois couleurs utilisées selon le niveau d’acquisition des différents compétences que l’élève doit maîtriser : Vert (compétences Acquises) / Orange (compétences En Cours d’Acquisition) / Rouge (compétences Non Acquises). L’usage d’un code couleur en quatre niveaux Vert (A) / Jaune (compétences presque acquises) / Orange (ECA) / Rouge (NA) est préférable de façon à limiter le recours à la couleur rouge dont la symbolique est négative. Dans le code de la route, cette couleur impose l’arrêt alors que, pour progresser, l’élève doit être en mouvement.

L’intérêt d’une évaluation formative par couleur est de permettre à l’élève, aux professeurs et aux parents de connaître précisément les domaines de compétences dans lesquels l’élève rencontre des difficultés. Ce type d’évaluation ne débouche pas sur une note globale, encore moins un classement, et a l’intérêt de définir un programme individualisé de travail pour chaque élève en fonction des résultats obtenus. Cette évaluation pourrait être mise en œuvre en classe de sixième, dernière année du cycle 3, et même jusqu’en troisième, en modifiant l’évaluation par notes au DNB (diplôme national du brevet) ou en le supprimant [4]. Cependant, l’évaluation par compétences n’est pas une solution miracle. D’une part, elle n’échappe pas à des biais d’évaluation comparables à ceux mis en évidence dans l’évaluation notée (Quéré, 2011). D’autre part, dans certaines expériences en cours utilisant systématiquement le code couleur, les élèves les plus faibles n’obtiennent que des rouges ou des oranges. Ce type d’évaluation est susceptible de créer une spirale négative : mauvaises évaluations / découragement / démotivation / mauvais résultats. L’évaluation, même si elle est formative, est potentiellement, aussi, une évaluation sanction faute d’atteindre son objectif de réussite, faute d’être suffisamment intégrée au rythme d’apprentissage des élèves en difficulté.

4 – Intégrer l’évaluation dans le processus d’apprentissage

Dans le quotidien de la classe, le professeur est souvent schizophrène. Il assure un rôle d’entraîneur au quotidien : il explique, répond aux questions, donne des exemples, réexplique pour les élèves faibles, individualise les explications, pose des questions, reformule… Tout un processus long, compliqué, afin qu’un maximum d’élèves maîtrise les notions au programme. Le plus souvent, après ce travail mené avec engagement, attentif aux différences entre les élèves, le professeur abandonne son rôle d’entraîneur et prend celui du sélectionneur. Dès lors, dans le cadre de ses évaluations, le professeur sanctionne, rature, distingue l’excellence de la médiocrité, le « moyen plus » et le « moyen moins », établit une subtile et incertaine hiérarchie de compétences entre les élèves. Ce double rôle du professeur, entraîneur et sélectionneur, imposé par l’institution scolaire, est contraire à la réussite de tous. Il ne permet pas une réussite minimum des élèves en difficulté, le maintien de la confiance dans le professeur et de la confiance en soi de l’élève.

Pour favoriser les apprentissages, l’évaluation doit être préparée en amont par des exercices et révisions ad hoc en fonction de compétences incontournables clairement identifiées. Cette façon de procéder est le contraire d’une évaluation sanction, « trouillomètre » et punitive. L’évaluation par contrat de confiance, présentée ailleurs, relève de cette démarche (Antibi, 2007). L’évaluation n’est plus un couperet, éventuellement parsemé de croche-pieds pour tester la compétence des meilleurs, mais un moment de l’apprentissage, utile autant à l’élève et au maître. Cette évaluation contractualisée, étroitement intégrée au processus d’apprentissage, est largement inspirée de la pédagogie explicite (Rosenhine, 1986).

Fondamentalement, l’élève ne doit pas être considéré comme un ensemble de compétences à évaluer mais comme une intelligence à construire. Une évaluation intégrée aux apprentissages donne à l’élève la possibilité de refaire son contrôle : une évaluation « orange », obtenue pour une compétence évaluée en septembre, doit pouvoir devenir « verte » en octobre. Pourquoi retenir ce que l’élève ne savait pas s’il a ultérieurement comblé sa lacune ? Pouvoir être de nouveau évaluer sur la même compétence incite l’élève à se projeter dans son travail : apprendre, faire des erreurs, se corriger, progresserCette disposition mentale, indispensable à l’élève pour réussir, est construite par le maître grâce à une évaluation formative intégrée aux apprentissages, dont la vertu est de favoriser le travail et de reconnaître celui-ci. Dans ce cadre, « les comparaisons sociales forcées » sont à proscrire.

5 – Supprimer les « comparaisons sociales forcées »

Étudiée par les psychologues, la notion de comparaisons sociales forcées désigne des situations de classe produites par le calcul de la moyenne des notes et les classements. Avec ses calculs, les élèves sont situés « au-dessus » ou « au-dessous » de la moyenne, c’est-à-dire situés « au-dessus » ou « au-dessous » des autres élèves. Le classement est l’expression ultime de ces comparaisons sociales forcées puisque les élèves sont tous comparés et classés, des premiers jusqu’aux derniers. Les recherches psychologiques ont montré que ces comparaisons sociales forcées exercent des effets sur le niveau des ressources attentionnelles des élèves. Celles-ci sont réduites lorsque les élèves sont situés et se situent eux-mêmes en dessous de la moyenne.

 

 

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