[PierreMerckle] J’aime le rap : je vais redoubler et devenir délinquant

Pierre Mercklé, sociologue et maître de conférences à l’ENS de Lyon et chercheur au Centre Max Weber (équipe « Dispositions, Pouvoirs, Cultures, Socialisations »). Mes recherches portent sur la culture, les adolescents, les réseaux sociaux, les méthodes quantitatives en sciences sociales et l’histoire de la sociologie.

Cette fois, c’est un article signalé par une étudiante du Master « Architecture de l’information » de l’ENS de Lyon, qui m’a donné l’idée de ce billet. Nous avons travaillé ensemble tout ce premier semestre, dans le cadre de l’UE « Enquêtes, statistiques, modélisations », sur les préférences musicales des Européens… La musique adoucit les mœurs, dit-on. Mais est-ce vraiment le cas de toutes les musiques ? C’est ce qu’ont sans doute voulu déterminer des chercheurs de l’université d’Utrecht (Pays-Bas), dont les conclusions viennent donc d’être publiées dans cet article paru dans la prestigieuse revue Pediatrics (Ter Bogt, Keijsers et Meeus, 2013) : Pediatrics est la revue scientifique officielle de l’Académie américaine de Pédiatrie (son « impact factor » de 5,4 la place au deuxième rang mondial des revues en pédiatrie). A partir d’une étude longitudinale sur un panel de 309 adolescents, ils « démontrent » que ceux qui au début de l’adolescence appréciaient les genres musicaux « bruyants » ou « rebelles » (rap, rock, punk, metal, électro…) vont avoir une plus forte tendance à développer des comportements déviants au cours de l’adolescence, tandis que ce n’est pas le cas de ceux qui préféraient des genres musicaux conventionnels (R&B, variétés commerciales) ou « intellectuels » (classique, jazz).

On peut sourire ou s’agacer de cette étude, qui semble entériner un préjugé classique contre les musiques de jeunes, dont les rythmes, les paroles (Anderson, Carnagey et Eubanks, 2003), voire même les clips vidéo (Hansen et Hansen, 1990) sont régulièrement accusés d’engendrer toutes sortes de problèmes comportementaux, depuis les conflits avec les parents et les difficultés scolaires jusqu’aux comportements violents ou à risque en passant par la toxicomonie (Forsyth, Barnard et Mckeganey, 1997)… Mais il faut bien reconnaître qu’elle s’inscrit en réalité dans une longue tradition d’entreprises scientifiques d’incrimination des musiques adolescentes (Arnett, 1991 ; Took et Weiss, 1994 ; Anderson, Carnagey et Eubanks, 2003 ; Fried, 2003 ; Miranda D, 2004 ; North et Hargreaves, 2005 ; Mulder, Ter Bogt, Raaijmakers et Vollebergh, 2007 ; Lennings et Warburton, 2011) et plus généralement des différents éléments des cultures des jeunesses populaires (Comstock et Scharrer, 2007 ; Strasburger, Wilson et Jordan, 2009), particulièrement vivace en particulier dans la psychologie expérimentale anglo-saxonne, et qui justifient d’ailleurs dans de nombreux pays l’apposition de vignettes d’avertissement sur certains disques.

Il vaut donc mieux regarder précisément les fondements de la démonstration des psychologues néerlandais. Et c’est là que le bât blesse : certes, les adolescents qui à 12 écoutaient les musiques honnies ont effectivement plus de comportements déviants à 16 ans, mais en réalité… ils en avaient déjà plus que les autres à 12 ans ! Rien ne prouve alors que la musique est la cause de la délinquance, et il faut plutôt suspecter ce qu’on appelle un « effet de structure » : les adolescents ne sont pas plus déviants parce qu’ils écoutent du rap ou du metal, mais ils ont des caractéristiques (milieu social, conditions matérielles d’existence, contexte familial…) qui peuvent expliquer à la fois leurs comportements et leurs goûts musicaux, sans qu’il y ait un quelconque lien de causalité entre les deux.

Essayons de rassurer au moins les parents français : le Ministère de la Culture a réalisé au même moment une enquête longitudinale de grande ampleur sur les pratiques culturelles des adolescents français, mais sur un échantillon autrement puisque 3900 adolescents ont été suivis pendant six ans, entre 11 ans et 17 ans (Octobre, Détrez, Mercklé et Berthomier, 2010). Même si nous n’avons pas analysé spécifiquement les comportements délinquants, en tout cas nous n’avons trouvé strictement aucune corrélation entre leurs goûts musicaux à la fin de l’école primaire et leurs performances scolaires ultérieures, au collège et au lycée : dès lors qu’on raisonne « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en comparant les performances scolaires d’adolescents ayant des caractéristiques (familiales, sociales…) similaires, il ne subsiste aucun « effet propre » des goûts musicaux. La seule chose dont les pédiatres devraient s’inquiéter quand ils reçoivent des adolescents fans de Booba ou de Marylin Manson, c’est de l’état de leurs tympans !

Pierre Merckle

Relayé par Laurent-Mucchielli

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