[Raphael] L’Œdipe noir, Des nourrices et des mères, de Rita Laura Segato

La tragique histoire de la nourrice noire du dernier empereur du Brésil

                     La tragique histoire de la nourrice noire du dernier empereur du Brésil  

 

            Partout, dans le monde, la tentation de la négation de l’Histoire est forte dès que le Noir y joue un rôle. Depuis cinq siècles, celui-ci ne laisse plus l’homme blanc indifférent depuis qu’il s’est appuyé sur la notion de couleur pour justifier sa supériorité et sa domination. La polémique autour du portrait  de l’empereur Don Pedro II (1825-1891) – qui régna pendant cinquante-huit ans sur le Brésil – peint par Debret, en est une illustration supplémentaire. 

            L’Histoire nous apprend qu’au Brésil, le recours aux nourrices africaines fut d’une ampleur jamais égalée. Selon Luiz Felipe de Alencastro, jusqu’en 1845, « il ne se trouvait pas dans l’Empire cinq mères de classe aisée, dix mères de classe moyenne, vingt mères de la classe populaire qui allaitaient leurs enfants : des femmes esclaves ou libres étaient louées à cette fin ». Et c’est justement cette histoire dont désormais le Brésil ne veut plus en entendre parler. C’est l’anthropologue d’origine argentine, Rita Laura Segato (L’oedipe noir), qui a fait le constat de ce processus de « décollement » des bras blancs brésiliens du sein de la mère noire qui lui a servi de nourrice durant cinq siècles.   

            En 1988, visitant le palais royal de Petropolis – ville située à environ soixante-huit kilomètres de Rio de Janeiro – Rita Laura Segato fit « une véritable rencontre visuelle » avec un tableau, sans légende ; ses recherches ultérieures confirmeront qu’il représente l’empereur « Don Pedro II, âgé d’un an et demi, dans le giron de sa gouvernante », une peinture à l’huile du Français Jean-Baptiste Debret. Après la chute de Napoléon 1er, ce peintre bonapartiste avait rejoint le roi du Portugal, Jean VI, en exil au Brésil. L’anthropologue tient cette information du livre de l’historien Pedro Calmon publié une première fois en 1955 et réédité en 1963. 

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            Mais, quelque temps plus tard, Rita Maura Segato découvre un livre publié en 1998 – c’est-à dire trente-cinq ans après la dernière édition de celui de Pedro Calmon – qui nuance l’information identifiant le tableau de Debret. La légende de la même peinture illustrant ce dernier livre introduit un doute en mentionnant que les personnages peints pourraient être Don Pedro II et sa « nounou ». Remarquez le conditionnel et le glissement du terme gouvernante vers celui de « nounou ». 

            Chose extraordinaire, le musée impérial de Petropolis va reprendre et exposer cet article du livre publié en 1998 tout en accentuant l’incertitude quant à l’identification du tableau. Comme légende de la peinture, on pouvait désormais lire : « Anonyme. Domestique portant un enfant dans ses bras. Huile sur toile, sans signature ». Voilà comment on a rendu encore plus floue l’identification officielle de cette peinture et de l’enfance de l’empereur Don Pedro II suspendu au sein de sa nourrice d’origine africaine.

            Et ce n’est pas tout ! Pour que le public soit davantage perdu, pour qu’il soit coupé des racines africaines de l’empereur du Brésil, le catalogue du musée impérial présente l’œuvre en ces termes : « Domestique portant un enfant dans les bras. Huile sur toile, sans date ni signature », mais avec cette mention supplémentaire révélatrice d’une réelle volonté de travestir l’histoire : « Il s’agit du portrait de Luis Pereira de Carvalho Nhozinho, dans les bras de sa domestique, Catarina ». Le crime est parfait ! L’enfant et la nourrice portent désormais chacun un nom les éloignant davantage de l’empereur et de ses attaches africaines par celle qui lui a donné le sein. 

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            Mais la supercherie est trop forte et n’échappe pas à l’anthropologue Rita Laura Segato qui, comme Ernst Kantorowicz (Les deux corps du roi, 1957), voit dans ce tableau une scène publique et une scène privée intimement liées. Elle l’affirme de manière franche et solennelle : « Ce tableau est pour moi simultanément celui du bébé, l’allégorie du Brésil attaché à une mère patrie jamais reconnue mais non moins véridique : l’Afrique ». D’autre part, une chose est certaine, ajoute-t-elle : « tous les portraits non religieux du Palacio de Petropolis représentent Don Pedro ou ses parents proches ». Pour quelle raison en effet ce tableau serait-il une exception ? Par ailleurs, conclut-elle, « le très large front du bébé rappelle le visage, connu à travers de nombreux tableaux, de l’empereur adulte ». 

            Retenons pour finir que de riches Brésiliens ont payé des artistes pour effacer la présence des nourrices noires sur les peintures familiales. Et à l’heure de la photo, alors que les premières montrent encore des petits Blancs attachés au sein et aux bras des nourrices noires, sur les dernières, on ne voit que des  mains noires tenant l’enfant, ou mieux, la silhouette de la femme noire dissimulée sous un voile mais continuant à envelopper le bébé blanc de sa tendresse africaine.

 

Raphaël ADJOBI

 

N.B.  RA publie aussi une recension du livre de Rita Laura Segato; L’Œdipe noir, Des nourrices et des mères

 

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