De la rime équivoquée, figure sonore inventée par les >, poètes de la fin du Moyen-Age, le rap français fait un usage récurrent. Ce caractère essentiel de la stylistique du rap, qui ne semble pas avoir été souligné jusqu’à présent, est révélateur de l’appropriation, ou plutôt de la réinvention par les rappeurs de techniques de composition ancrées dans la tradition poétique française.
Dans son Dictionnaire de poétique, Michèle Aquien écrit que la rime équivoquée se présente >. Qu’une rime, sous prétexte qu’elle réalise une homophonie sur plusieurs mots, s’apparente à un calembour n’est pas évident. Ce qui fait, à mon sens, la particularité du calembour, c’est certes le rapprochement de signifiants semblables avec des signifiés différents – ou bien l’évocation de plusieurs signifiés à l’aide d’un seul signifiant -, mais aussi et surtout la création entre ces signifiés distincts d’une relation de sens. Dans la mesure où cette relation ne tient pas à la place des mots dans le vers, elle n’est pas liée à la rime qui laisse une grande liberté d’interprétation à l’auditeur et, surtout, au lecteur. Autant dire qu’elle ne constitue pas un jeu de mots en elle-même.
Le problème de la relation entre rime et calembour est pertinemment soulevé dans l’ouvrage que François Cornillat a consacré aux Grands Rhétoriqueurs. Selon cet auteur, la rime équivoquée n’a pas, en tant que telle, le statut de calembour. >, notre moderne >, mais le double fait de la ressemblance de son et de la différence de sens, sans qu’on préjuge, là est le point important, de ce qu’il advient de cette dernière >>, écrit-il. Ce qui importe donc aux rappeurs comme aux Rhétoriqueurs, ce sont d’abord et avant tout les récurrences phonétiques.
La rime équivoquée est à l’évidence une rime, autrement dit un jeu de sons et non un jeu de mots ou de sens. Aussi les rimes équivoquées procèdent-elles de la même démarche que les paronomases, allitérations et autres figures sonores : en tant que telles, elles ne sont pas créatrices de sens. C’est leur association au sein d’une relation choisie qui crée le jeu de mots, le jeu sur le sens. D’ailleurs, Bernard Dupriez, après avoir affirmé que >, écrit que >. Cette dernière interprétation, si tant est qu’il en faille une, me semble plus pertinente que la précédente.
les paronomases et rimes équivoquées s’inscrivent donc logiquement dans ce chapitre qui a pour objet des figures de sons, alors qu’il est question, dans le suivant, des figures de sens. Jeux de mots et calembours sont, dans le rap, plus rares que les figures de sons. Contrairement à ces dernières, ils témoignent d’une volonté concrète de jouer sur le sens. Ce qui prime alors, ce n’est plus l’exigence de parallélismes sonores, certes étourdissants et vertigineux, mais le dessein de créer un véritable mécanisme comique.
Parmi les rimes > les plus répandues, qui constituent le fond commun où piochent les rappeurs (comme dans toute forme de poésie orale, voir chapitre 4), on trouve des rimes équivoquées : ainsi >, qui est aussi une rime dérivative, ou le couple > / >. Une chanson d’MC Solaar débute ainsi :
Le vent souffle en Arizona
Un État d’Amérique dans lequel Harry zona
Dans Quartier Nord, dont le titre même indique qu’il s’agit de la défense d’un bastion, c’est-à-dire d’un texte égotrip plutôt que d’un rap à thème, comme Caroline, MC Solaar chante :
Quatre cent quatre vingt quartorze plus seven
Dans les Cévennes, il s’est ven, on peut le lire sur ses veines
Tentative de suicide par manque de rime urbaine
De plus, lorsque la rime est érigée en règle absolue, la langue française est parfois malmenée. D. Abuz System n’hésite pas à faire des entorses à la syntaxe la plus élémentaire :
Ce n’est pas bon je sème le désordre
Tu n’es pas mon père ne me donne pas des ordres
La maladresse feinte du syntagme > donne un impact original au propos qui, consciemment, cherche à distordre la syntaxe usuelle de la langue française pour choquer la syntaxe usuelle de la langue française pour choquer l’oreille de l’auditeur. La rime équivoquée se double d’une rime étymologique qui associe des mots appartenant à la même famille. Certaines parties de la rime équivoquée sont parfois reprises. Ainsi Kery James :
Les mêmes t’aimes, les mêmes tu détestes
donc
Les mêmes thèmes, les mêmes putain de textes
La construction inhabituelle du début de la première mesure produit un effet de surprise. Kery James met l’accent sur l’un des traits caractéristiques du rap, et notamment du rap engagé : la récurrence de leitmotivs incontournables.
A l’instar des Rhétoriqueurs, les rappeurs cherchent à multiplier les rimes et les homonymies. Fabe parvient ainsi, à partir d’un unique signifiant phonique, à créer trois rimes : >, > et
J’persevère, balance du son façon trop sévère
le faux devient vert et aussitôt il en perd ses vers,
façon père sévère, j’veux pas qu’mon fils devienne mercenaire
j’veux qu’il aime sa mère et son dictionnaire
Comme souvent, la rime prend pour cible le > MC qui devient vert, c’est-à-dire vert de rage, par apocope si l’on peut dire. IAM, dans la chanson Dangereux, où le groupe s’emporte contre les autorités et la censure, fait un usage clair et pesé de la rime équivoque :
oui ma langue est déliée
mon délit est de parler haut
De son côté, la Brigade ironise sur la situation de ces > qui succombent à l’alcoolisme :
Hostiles à nos styles beaucoup trop subtils disent-ils
les frères se plongent dans toutes les boissons qu’on distille
Lorsqu’on écoute le morceau, la rime est soutenue et mise en valeur par un jeu de backing vocal : > et > sont prononcés par une voix à l’élocution parfaitement nette, qui vient se superposer à la voix du rappeur. Les chanteurs d’Arsenik se sont, eux aussi, essayés dès leurs débuts à la rime équivoquée.
Maléfice, rap pyromane, style frappe hostyle (sic) comme un scorpion
morpion t’es déjà mort, fion à l’aire j’augmente mon score, pion
Dans cette parfaite illustration de décomposition et de fragmentation du langage, les deux rimes équivoquées, construites exactement sur le même modèle, associent d’une part un seul mot : respectivement > et >, et de l’autre deux mots enchaînés et séparés par une virgule : > et >. Dans le deuxième terme de chacune des rimes, le second mot est une injure adressée à l’interlocuteur fictif du rappeur.
Dans cet autre exemple, Mokless’ décrit le profil-type du jeune qui veut réussir :
C’est difficile de s’en sortir aujourd’hui quand on a
l’appétit d’Bernard Tapie et l’caractère de Cantona
Parfois, les rimes équivoquées perdent leur statut de marqueurs de la fin du vers. A l’inverse d’une démarche classique qui place l’homophonie à la fin de la rime et la rime à la fin du vers ou de la mesure, la quête d’éclats sonores pousse le rappeur à multiplier les récurrences phoniques, l’amenant parfois à juxtaposer les rimes équivoquées :
Dieu sait qu’elle sait quelles séquelles
La virtuosité formelle du jeu sonore est poussée ici à son paroxysme. Un même signifiant phonique répété évoque trois signifiés distincts. Ces trois homonymes juxtaposés, les Grands Rhétoriqueurs les auraient appelés rime à triple couronne, l’homophonie totale étant énoncée trois fois consécutives dans trois sens différents (bien que les deux premiers soient proches).
Les rappeurs n’hésitent pas à placer à la rime des termes argotiques et choquants. L’effet recherché n’en a que plus d’impact. Ainsi Lino :
L.I.N.O. style (boom boom) finance tes obsèques
Zoom sur ma clique, mec, capte, ou suce mon zob sec
Une fois encore, en plus de la rime équivoquée, le vers est saturé d’échos sonores. L’anglicisme > fait écho à l’onomatopée > (paronomase) tandis que > rappelle > par assonance. Booba, à l’époque du groupe Lunatic, ne faisait pas plus dans la dentelle :
J’aime les tass’ mais je ne veux pas dire à mes gosses que
Ce qu’elles aiment c’est les grosses voitures et les grosses queues
Le texte suivant a été choisi parce que les échos sonores, les paronomases et les rimes équivoquées y abondent. Lino, du groupe Arsenik, fait une apparition en featuring sur le premier album d’Oxmo Puccino .
La vie est belle comme une pin-up, une pipe,
un strip-tease dans un pipe show
vise les mauvais trips c’est chaud
demande pourquoi mes types tisent
du pur son de vermine sur la FM
c’est rare comme trouver des couilles dans le slip des élus FN
J’suis vulgaire comme les ruelles sont cruelles
et c’est cette putain d’époque qui change les Marc Dutroux en Pères Noël
Une brève nouvelle du front : ici c’est marche ou crève
parler de trêve
c’est comique comme des putes qui font la grève c’est grave
mon glaive grave l’écorce j’brave
le danger, Borsalino bicrave
la rime écorce le jeu, l’étranger en bave
Faut que ça s’arrête
mettre la charrette avant les boeufs
d’la caille dans ma barrette
d’la paille dans ma beu
Peu importe les moyens vieux
le feu a cramé les pieux
sur les yeux de ma mère y a rien que des païens Dieu
le doyen me garde j’ai fini, voyou sur mes gardes
flingues contre cailloux ça barde
j’suis sous la merde à cent mille lieux.
Tout au long du texte se succèdent, selon différents schémas (croisées, suivies, embrassées), un grand nombre de rimes, plus riches les unes que les autres. Voici une analyse plus précise de quatre lignes où se nouent des rimes complexes :
Faut que ça s’arrête (a)
mettre la charrette (a) avant les boeufs (b)
d’la caille (c) dans ma barrette (a)
d’la paille (c) dans ma beu (b)
Si ce passage n’est pas d’une clarté absolue, le jeu d’alternance des rimes est, lui , très subtil. Considérons les trois dernières mesures dont l’enchaînement des rimes peut s’écrire ab ca cb. A la dernière rime est créé un effet > abrégé), faisant écho à > énoncé quatre rimes plus tôt. Cette structure hybride – la disposition n’est ni croisée, ni alternée -, qui associe trois rimes au moyen d’une espèce de parallélisme phonétique, agit avec efficacité sur l’auditeur.
Pages 82-89
Le rap ou l’artisanat de la rime
Julien Barret
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