[VDI] De l’Afrique imaginaire à la banlieue emblématique, de Linda Haapajärvi & Rébecca Ndour

Quand la mobilité sociale des membres de minorités noires vient à perturber l’ordre dominant, ils se voient parfois remis à leur place. Un article d’Elijah Anderson montre comment le ghetto américain, institution sociale et répertoire culturel, contribue à l’exclusion des Africains-Américains. Quel en serait l’équivalent hexagonal ?

 

Un jour de janvier à Paris, je décide — c’est ici l’un de deux auteurs de ce texte qui témoigne — de profiter des soldes pour me préparer à un hiver qui s’annonce rude. J’en profite pour flâner, faire les grands magasins au chaud. J’observe cet environnement bouillonnant de centaines de touristes attirés par la mode de la capitale. Je me laisse emporter par la foule, empruntant des allées sans trop réfléchir. Soudain, je suis arrachée à mes rêveries par une voix d’homme qui maugrée. Visiblement pressé, un homme blanc, la cinquantaine, costume impeccable, s’impatiente derrière une dame noire, la soixantaine, emmitouflée dans un lourd manteau et qui semble mal à l’aise sur un escalator. Elle se cramponne solidement d’une main sur la rampe, et de l’autre à une jeune femme blanche qui l’accompagne. L’homme s’exprime : « si tu as peur des escalators, tu n’as qu’à rentrer chez toi ! » La dame cramponnée regarde la jeune femme qui l’accompagne, toutes deux ébahies, sans se retourner, s’éloignent. Je redescends immédiatement de mon nuage. L’homme crispé ne voit-il qu’une Noire, immigrée ou étrangère, pas à sa place parmi les clients blancs et les touristes asiatiques ? Me regarde-t-on aussi de la même manière ?

Il y aurait donc en France des nigger moments (Anderson 2011) caractérisés par une manifestation d’irrespect aigu envers les personnes noires. Il s’agit d’événements au cours desquels le Noir est rappelé à la réalité de sa couleur et de sa condition, supposée inférieure, parce qu’il a représenté, un instant, une menace face au statut du Blanc, gênant par sa présence dans un lieu réservé à la majorité ou occupant une place à laquelle il est inattendu. Dans l’article The Iconic Ghetto, le sociologue Elijah Anderson relate une expérience personnelle qui lui arrive au cours d’un jogging dans le milieu typiquement blanc de Cape Cod, destination de vacances cossue à proximité de Boston. Il se fait héler par un inconnu, un homme blanc qui crie depuis sa voiture en sa direction « Go home ! ». Malgré le contenu identique des propos, il semble que l’homme au volant et celui aux escalators ne renvoient pas leurs destinataires au même endroit. Alors qu’Anderson interprète qu’il est prié de rejoindre le ghetto, où serait renvoyée la dame rencontrée dans les grands magasins ?

L’analyse de la manière dont le ghetto remet en cause la mobilité sociale d’Américains noirs ne se transpose pas directement au contexte hexagonal en raison des différences historiques, sociales et culturelles entre les deux pays. Néanmoins, l’article d’Anderson invite à réfléchir aux conditions structurelles et aux représentations culturelles informant les rencontres interraciales en France, et propose des outils analytiques pour la mise en contexte et l’examen systématique des nigger moments. Si la plupart du temps ces rencontres se déroulent dans une ambiance de civilité conforme à l’ethos colour-blind français, des mécanismes d’exclusion, anodins, souvent ambigus, marquent les expériences vécues et l’accès à mobilité des Français noirs.

Le ghetto emblématique face à la mobilité des Africains-Américains

Malgré les progrès de l’intégration raciale (Racial incorporation), l’exclusion raciale façonne toujours la vie quotidienne des Africains-Américains en opérant de manières nouvelles. Dans son ouvrage Cosmopolitan Canopy, interprété comme optimiste et remarqué notamment pour l’analyse du rôle des espaces urbains non-ségrégués dans l’amélioration des relations interraciales [1], Anderson avait déjà entamé la réflexion sur ce thème. Le présent article examine le ghetto noir emblématique en tant qu’institution ségrégationniste socio-spatiale et répertoire culturel [2] stigmatisant. L’auteur met en avant l’extraordinaire persistance du ghetto dans l’imaginaire collectif américain, inchangé malgré l’ampleur contemporaine de la classe moyenne noire, l’avancement de Noirs américains dans les domaines scolaire et professionnel, et la baisse de la proportion de Noirs dans les ghettos américains. Les attributs péjoratifs associés au ghetto se projettent en effet avec la même facilité sur les citoyens africains-américains quelle que soit leur classe ou adresse.

Elijah Anderson souligne deux ambiguïtés liées aux manières dont le ghetto contemporain opère. D’un côté, le Noir issu de la classe moyenne qui évolue dans des milieux traditionnellement blancs subit un devoir de gestion continue de son apparence et de son comportement afin de ne pas être associé aux habitants du ghetto noir, aux stéréotypes de l’homme violent et irresponsable et de la femme hyper fertile et profitant abusivement des allocations sociales. Par ailleurs, quand son succès est reconnu, il reflète l’universalisme bienveillant de la société américaine plutôt que la réussite individuelle pourtant prisée dans ce contexte. Le citoyen noir qui réussit risque donc de passer pour un token qui sert à valider le bon fonctionnement des programmes visant l’intégration raciale et à masquer les inégalités persistantes.

 

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Paru le 3 juillet 2013 de Linda Haapajärvi & Rébecca Ndour

 

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